L'amitié, un idéal aristocratique
Qu'est-ce que la philosophie antique peut nous apprendre de l'amitié ?
La philosophie morale contemporaine est aujourd’hui une discipline riche, traitant de questions variées, allant de problèmes méta-éthiques aux questions d’éthique appliquée (dont l’expérience de pensée du tramway fou est peut-être la plus célèbre).
Toutefois, certains thèmes semblent complètement tombés en désuétude. Je pense en particulier à la question de l’amitié, qui était si importante pour les philosophes antiques. En effet, on trouve chez Aristote, Épicure ou les stoïciens d’importantes considérations sur ce qui définit l’amitié véritable et des questions subsidiaires, comme : comment choisir ses amis ? Selon quels critères ? Quelle est la finalité de l’amitié ?
Sûrement, ceux qui liront ces lignes ont des amis, du moins je l’espère, ou cherchent à s’en faire de nouveaux. Une question que l’on se pose à cette occasion est de savoir quelles qualités chercher chez quelqu’un lorsque l’on désire des amis ? Je veux dire, de vrais amis, pas seulement des compagnons d’infortune pour tuer le temps en allant boire des coups ensemble ou courir la gueuse (bien que ce genre de relation ait ses mérites).
Voyons ce que nous pouvons apprendre des analyses d’un vieux classique de la philosophie occidentale comme Aristote.
Les trois types d’amitié chez Aristote.
Aristote n’y va pas par quatre chemins. Pour lui, l’amitié est “ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre. Car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens” (Éthique à Nicomaque, VIII, 1).
“Non seulement l’amitié est une chose nécessaire, mais elle est aussi une chose noble nous louons ceux qui aiment leurs amis, et la possession d’un grand nombre d’amis est regardée comme un bel avantage; certains pensent même qu’il n’y a aucune différence entre un homme bon et un véritable ami”.
Ethique à Nicomaque, VIII, 1
Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote distingue trois types d’amitié :
L’amitié d’utilité.
L’amitié de plaisir.
L’amitié parfaite.
Purement utilitaire, le premier type d’amitié repose sur un intérêt mutuel et correspond à ce que l’on qualifierait de réseau personnel de nos jours. Le rapport à l’autre y est exclusivement utilitaire et instrumental. En effet, autrui est une ressource que l’on peut utiliser au besoin. Cette forme d’amitié est toutefois éphémère et se dissout dès que son utilité disparaît.
Le second type repose sur le plaisir que l’on tire de la compagnie d’autrui. On est ami avec quelqu’un parce qu’on aime sa personnalité, son humour, sa conversation, etc. On apprécie sa compagnie parce qu’on sait qu’on va passer un bon moment avec lui. En un mot, c’est le bon pote avec qui on va volontiers boire des coups. Cette amitié n’est pas plus durable que la première. Elle cesse dès que l’on s’est lassé de la compagnie de l’autre.
“Dès lors ces amitiés ont un caractère accidentel, puisque ce n’est pas en tant ce qu’elle est essentiellement que la personne aimée est aimée, mais en tant qu’elle procure quelque bien ou quelque plaisir, suivant le cas. Les amitiés de ce genre sont par suite fragiles, dès que les deux amis ne demeurent pas pareils à ce qu’ils étaient s’ils ne sont plus agréables ou utiles l’un à l’autre, ils cessent d’être amis. Or l’utilité n’est pas une chose durable, mais elle varie suivant les époques. Aussi, quand la cause qui faisait l’amitié a disparu, l’amitié elle-même est-elle rompue, attendu que l’amitié n’existe qu’en vue de la fin en question”.
Ethique à Nicomaque, VIII, 3
Et enfin, il y a l’amitié parfaite. Celle-ci désigne l’amitié vertueuse :
“La parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons par eux-mêmes. Mais ceux qui souhaitent du bien à leurs amis pour l’amour de ces derniers sont des amis par excellence (puisqu’ils se comportent ainsi l’un envers l’autre en raison de la propre nature de chacun d’eux, et non par accident) ; aussi leur amitié persiste-t-elle aussi longtemps qu’ils sont eux-mêmes bons, et la vertu est une disposition stable”.
Ethique à Nicomaque, VIII, 4
Reposant sur une estime mutuelle des qualités morales et vertueuses, l’amitié parfaite est la forme la plus élevée, la plus exigeante et la plus noble d’amitié. En effet, on ne recherche pas la compagnie de son ami parce qu’elle nous serait utile ou simplement agréable, bien qu’elle le soit aussi. On aime son ami pour ses vertus, et non dans l’espoir d’obtenir quelque chose en retour. Ainsi, les amis se reconnaissent et s’estiment pour leurs vertus et se soutiennent mutuellement dans la recherche du Bien. Ils partagent des valeurs communes, des idéaux communs et cherchent à s’améliorer les uns les autres.
Si ce genre d’amitié est long à cultiver, il est également la plus durable.
“Chacun des deux amis est à la fois bon pour l’autre et bon de manière absolue, car les hommes bons sont à la fois utiles les uns aux autres et bons de manière absolue. C’est ainsi, également, qu’ils sont agréables les uns envers les autres. De fait, les bons sont agréables de manière absolue et réciproque. Chacun prend plaisir aux actions qui lui sont propres et aux actions semblables aux siennes, or les actions des hommes bons sont identiques ou semblables à celles de leurs homologues. Une telle amitié est immuable, c’est logique, car elle réunit en elle toutes les qualités que l’on doit trouver chez les amis”.
Ethique à Nicomaque, VIII, 4
Les amis jouissant d’une amitié parfaite forment une communauté d’hommes vertueux, s’émulant dans la recherche du Bien. Mieux encore, si, comme l’enseigne Aristote, la vertu ne peut s’apprendre que par l’imitation et l’émulation d’hommes vertueux, alors l’amitié est nécessaire pour devenir soi-même quelqu’un de bon.
Ainsi, on recherche chez son ami des qualités, des vertus, que l’on estime et que l’on souhaiterait posséder. Par leur exemple, les amis s’inspirent et se poussent réciproquement à aller de l’avant, à surmonter leurs difficultés ; à faire des efforts pour identifier et corriger leurs défauts. En outre, un tel ami a à cœur l’intérêt de son ami et souhaite son bonheur. Il est de bon conseil, quitte à vous dire ce que vous avez besoin d’entendre plutôt que ce que vous voulez entendre, aussi désagréable cela puisse être !
Bien sûr, il s’agit là d’un idéal éthique qui ne se rencontre jamais à l’état chimiquement pur. Mais, comme tout idéal, sa fonction est de fournir une orientation, un objectif vers lequel tendre et développer ses qualités.
Des dix livres de l'Etique à Nicomaque, celui portant sur l'amitié m'avait fait la plus forte impression (après sans doute le second, traitant de la vertu).
Il ne peut y avoir d'amitié supérieure sans discipline mutuelle.
Mais quel doit être le degré de sévérité de cette discipline ?
Jusqu'où doit-on se montrer avantageusement rigoureux et intransigeant ?
La quantité d'amitiés étant limitée, plus la qualité de nos amitiés existantes est grande, plus exigeant doit être le principe de sélection pour de potentielles nouvelles. Ainsi, la rigueur mutuellement infligée doit être perçue comme un honneur.
Discipline et sélection en amitié.
J'en ferai le sujet de mon article inaugural, y mêlant Aristote, Nietzsche et Rand pour base de réflexion.